Publié dans la revue Planète Internet, édition de septembre 1996, écrit par Patrick Bonduelle
La cloche a retenti. Sur le ring du marché de l’Internet, fournisseurs d’accès, câblodistributeurs et compagnies de téléphone se battent pour dominer le marché de la connexion. Mais au terme du premier round, l’enjeu portera aussi sur le contenu des inforoutes.
Depuis deux ans, la compétition bat son plein entre les fournisseurs d’accès. Les tarifs des connexions ont chuté à moins de 30 $ par mois, et la clientèle, fortement sollicitée, se montre de plus en plus exigeante. Les petits fournisseurs cèdent du terrain aux grosses pointures, parfois à coup de fusions ou d’acquisitions. Après avoir grappillé les clients d’Infobahn et d’Accent Internet, Total.Net cumule aujourd’hui 51 000 membres au Canada, 25 000 au Québec dont 18 000 à Montréal. I-STAR et ses 60 000 clients menacent aussi les poids moyens comme le pionnier CAM – organisme à but non-lucratif animé par huit employés et comptant 4 000 membres – ou Génération.net (3 000 membres, trente employés). Mais le véritable bras de fer se joue entre « Telcos » et « Câblos », qui, avec des technologies différentes, offrent des vitesses de connexion supérieures et libèrent la ligne téléphonique.
L’offensive des câblos
Début juin, une vague de films publicitaires déferle sur les écrans : « Vous allez voir c’est quoi « surfer sur le Net » ! », clame Vidéotron. Pour ceux qui naviguent à l’ombre de leur modem 28,8 kb/s, la relève technologique d’une connexion par modem-câble ne manque pas d’attrait. Grâce au jumelage de la fibre-optique, du câble coaxial et d’un modem performant, les câblos promettent encore plus de vitesse ; « jusqu’à mille fois plus vite » comme Vidéotron.
Mais la réalité est plus complexe. La technologie du modem-câble est testée depuis 1995 par Rogers et Cogeco. Ces entreprises annoncent des vitesses d’accès multipliées par… 20. « Il s’agit, en fait, d’une vitesse théorique, celle du modem utilisé. Mais, en pratique, d’autres facteurs, comme le bus de l’ordinateur, viennent freiner la navigation. Même à 500 kb/s, il s’agit d’un avantage concurrentiel unique, qui fait découvrir les limites du téléphone », se défend Pierre Savignac, chef de produits Internet chez Vidéotron.
Hybride versus « bidi »
Pour offrir cette technologie, les câblos doivent augmenter la bande passante de leurs réseaux. Une modernisation qui vise deux objectifs : la segmentation des réseaux en cellule d’environ 1 000 foyers rejoignables par fibre optique et câble coaxial, et le remplacement d’amplificateurs bidirectionnels dits « bidi ». Sur le territoire de Vidéotron, le réseau n’est pas uniforme. Les zones bidi permettent une transmission des requêtes par câble à 768 kb/s et une réception de l’information annoncée à 27 Mb/s. Ailleurs, on parle d’une communication « hybride » : les demandes sont envoyées par modem téléphonique et les données sont reçues via le câble. « À la fin de l’année, nous pourrons toucher 600 000 foyers en hybride. Et la vitesse de cette technologie est très proche du bidi car on sait que la quasi-totalité de l’information circule dans le sens serveurs-usagers », estime Pierre Savignac. D’ici à septembre 1997, Vidéotron compte investir environ 50 millions de dollars pour atteindre 500 000 foyers en bidirectionnel.
Un objectif ambitieux, car son territoire, essentiellement urbain, rend la progression plus longue et délicate. À titre de comparaison, Cogeco Câble, après trois ans de modernisation en zone rurale et semi-rurale, couvre aujourd’hui 80 000 foyers (Shawinigan, Trois-Rivières, Drummondville, Sainte-Hyacinthe, et Rimouski). Six cents d’entre eux sont abonnés par modem-câble bidi. Vidéotron, de son côté, avance le chiffre de cent foyers câblés sur l’Internet mais espère séduire rapidement 30 % des internautes. Sa stratégie ? Détrôner les fournisseurs d’accès traditionnels sur leur propre terrain, celui du modem téléphonique. « On aurait les moyens d’acquérir des banques d’internautes, en rachetant des fournisseurs. Mais on est aussi capables d’aller chercher des clients, en proposant un service de qualité et différents types de connexions. Notre offre débute avec un forfait de cinq heures d’accès pour encourager les novices. Elle se poursuit avec un choix pour une connexion téléphonique illimitée ou par modem-câble », lance Pierre Savignac.
Du côté de Cogeco, on reconnaît l’erreur d’avoir vanté la haute vitesse de la connexion avant même d’expliquer ce qu’était Internet. Mais on parie qu’une fois pris dans l’ivresse du modem-câble, les internautes refuseront de revenir à une connexion téléphonique. Avec le slogan : « Mettez du guépard dans votre souris », on propose un mois d’essai gratuit ainsi qu’un remboursement des frais d’installation et de la carte Ethernet, si la satisfaction n’est pas au rendez-vous.
La riposte des telcos
Face à l’offensive des câblodistributeurs, Bell est monté sur le ring avec son service RNIS z@p qui compte déjà sept cents abonnés, dont bon nombre de travailleurs autonomes. Mais il reste trop dispendieux pour le particulier, et deux à trois fois plus lent que le modem-câble. INET’96, dans lequel la compagnie a investi 460 000 dollars en commandites, fut l’occasion d’annoncer sa riposte. Une solution qui porte le nom de LNPA (Ligne numérique à paire asymétrique) et dote la ligne téléphonique actuelle d’une largeur de bande de 1,5 Mb/s pour la réception de données et de 64 kb/s pour l’envoi de données. En fait, câblos et telcos utilisent tous les deux des infrastructures existantes : le câble et le fil du téléphone. C’est l’ajout d’un puissant modem à chaque extrémité qui fait le différence. « En ce qui nous concerne, il n’est pas nécessaire de moderniser notre réseau », souligne Marcel Messier, vice-président Inforoute et multimédia de Bell. « Le travail est fait, la technologie est là, offrant une bande passante qui vous est dédiée et reste toujours disponible. La vitesse du modem-câble, elle, est aléatoire. Elle varie et peut ralentir aux heures de pointe à un niveau de congestion élevé », affirme-t-il. Réponse des câblos : les internautes n’utilisent pas la bande passante en même temps. Au delà d’un nombre critique d’abonnés, il suffit de reconfigurer le réseau pour procurer le même niveau de vitesse. Quoi qu’il en soit, Bell propose déjà une évolution vers 52 Mb/s et explique que, à 4 Mb/s, on pourra déjà télécharger deux cents pages de texte en moins d’une seconde et un page Web illustrée en moins d’un dixième de seconde. Les câblodistributeurs montent leur garde, sans inquiétude : « J’ai l’impression que Bell a été pris de court par notre offre. Dans la précipitation, ils ont annoncé, pour septembre, une phase de test à Saint-Bruno. Au-delà, on ne sait rien : ni la date du lancement, ni le prix de la connexion, ni surtout la fiabilité de cette technologie », soulève le chef de produits Vidéotron, en rappelant que la LNPA n’a pas encore fait l’objet d’aucune commercialisation et qu’elle suscite même des volte-face. « Bell Pacific aux États-Unis vient tout juste de se retirer du test, car il en coûterait 1 000 $ pour brancher un client. Dans ces conditions, qui va absorber les coûts ? », poursuit Pierre Savignac. Même réaction de la part de Cogeco : « Nous attendons l’offre de Bell avec une certaine sérénité. Les prix de la technologie LNPA s’annoncent trop élevés pour constituer une réelle menace », précise-t-on. Mais pour Bell, dans un marché de la téléphonie en pleine évolution, les économies d’échelle sur la vente des modems vont apparaître dans les prochains mois. Indépendamment des jeux commerciaux qui ne sont pas encore en place, on devrait arriver à une situation très concurrentielle. La différence devra se faire sur la richesse du réseau qui est derrière. Jusqu’à maintenant, le goulot d’étranglement était sur la portion d’accès. Bell va le déplacer vers les serveurs. C’est donc un beau jeu d’œuf et de poule, car maintenant ceux qui ont des contenus riches vont devoir augmenter aussi leur bande passante. Mais dans le cas du câble, l’utilisateur ne sait toujours pas où est le goulot : à l’accès ou quelque part sur le réseau… », renchérit Marcel Messier.
La course à la vitesse se poursuit. Modem-câble, RNIS, LNPA pavent désormais la voie du multimédia dans le Web.